Sortie du 9 octobre 2022 par Saad Pointe Percée Arête du Doigt

Une magnifique arête très aérienne pour une première expérience en escalade

Itinéraire, carte // Fiche topo

Topo de référence

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Conditions météo

Très belle ambiance pour cette journée d’automne, la tête dans les nuages : ciel couvert, quelques éclaircies, du brouillard en fin de matinée.
Un peu de neige au pied de la voie, au sommet et dans la cheminée Guttinger. Mais globalement la roche était sèche malgré la pluie la veille.

Récit de la sortie

C’est reparti ! Après l’ascension du Grand Paradis avec mes frères en juin et deux semaines passées dans les Écrins cet été, l’envie de retourner en montagne ne m’avait pas beaucoup quitté. Début septembre, j’appelle donc David, notre guide, pour discuter d’un nouveau projet.
Je n’ai aucune idée fixe. Ma motivation première est juste d’être en montagne, peu importe la saison ou l’activité. Ski, randonnée, trail, alpinisme, tout est prétexte. Les plaisirs sont différents, mais ils ont pour dénominateur commun les émotions que me procure la contemplation des cimes et l’immense sentiment de liberté que l’on y trouve.

Néanmoins, l’escalade m’attire. Face à un environnement aussi vertical, cette discipline s’impose comme une évidence. Du haut de mes 38 ans, je suis curieux de savoir comment je me débrouille.
Surtout, ce sera l’occasion de tester ma peur du vide. Même si, au fond, je me rassure en me disant qu’en étant encordé et qu’avec un peu de préparation, elle ne devrait pas être insurmontable.

Pour le débutant que je suis, il faudra donc une course aérienne mais accessible techniquement. David me propose la traversée des Perrons de Vallorcine. Au menu, des arêtes effilées, quelques rappels, de la désescalade et des vues magnifiques sur les sommets de la vallée de Chamonix. Exactement ce qu’il me faut ! Nous fixons la date pour début octobre.

Finalement, quelques jours avant le départ, les conditions sont mauvaises, la neige est tombée en altitude et le rocher est impraticable. Comme solution de repli, David évoque rapidement le sommet de la Pointe Percée, par l’Arête du Doigt. Une belle course engagée. Beaucoup de similitudes avec les Perrons mais cette fois-ci en plein cœur de la chaîne des Aravis, avec le massif du Mont-Blanc en toile de fond. Validé !

Je commence donc à préparer mes affaires. Je ne suis pas encore parti mais le voyage a déjà commencé. En faisant mon sac, je visualise les lieux et mon imaginaire se met en action.
Mais faire son sac pour aller en montagne c’est avant tout des décisions pragmatiques et des choix cornéliens. Avoir un seul objet ou vêtement en trop, c’est s’alourdir inutilement. Manquer de quoi que ce soit, c’est potentiellement se mettre en danger. Le poids me force donc à faire l’absolue distinction entre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Il n’y a plus de place pour les fameux « au cas où » et « on ne sait jamais ». Soit c’est indispensable, soit c’est superflu. Il faut trancher. L’exercice n’est pas forcément évident. D’ailleurs, je trouve toujours que mon sac est trop lourd et, de retour au parking, je me dis que j’aurais pu me passer de beaucoup de choses...

Du reste, la portée philosophique de ce minimalisme montagnard dépasse à mes yeux largement le cadre alpin. Au quotidien, il questionne systématiquement le caractère essentiel de chaque décision, pour se rendre compte, finalement, que peu de choses le sont. Dans un monde d’abondance, mon sac à dos est devenu synonyme de dépouillement. Un dépouillement qui fait du bien.

Le jour du départ est un vendredi. Avant de partir, je regarde une vidéo de l’ascension sur internet en déjeunant au bureau. Le début me semble abordable, mais les passages sur la ligne de crête, très aériens, pour ne pas dire vertigineux, me donnent des sueurs froides. Celui du « rasoir » en particulier. Il est aiguisé comme une lame, à tel point qu’il est difficile de s’y tenir droit. Pour avancer debout, il faut parfois ouvrir ses pieds vers l’extérieur à la manière d’un équilibriste avec sa perche. Mais pour traverser cette partie, le mieux est d’agripper l’arête avec ses deux mains, de se positionner face à la paroi et d’appuyer sur la pointe des pieds pour avancer en pas chassés. Dessous, plus de 400 mètres de vide.
Je ne sais plus trop pourquoi je me suis lancé dans une telle aventure, mais il est trop tard pour reculer. Je quitte donc le travail en fin d’après-midi pour aller prendre le train et passer la nuit à Annecy. L’avantage avec cette vidéo c’est qu’il n’y aura pas d’effet de surprise. Je sais désormais à quoi m’attendre et peux m’y préparer psychologiquement.

Le samedi matin, je me lève tôt et avale rapidement un petit déjeuner. Direction le Grand Bornand pour monter au refuge de Gramusset, point de départ de l’ascension. Ce trajet est un enchantement. Sorti d’Annecy, les paysages changent rapidement. Le relief devient plus vallonné. Le ciel est gris mais les couleurs de l’automne brillent de mille feux.
Sur la route, j’ai la chance de me perdre en prenant une route qui mène au hameau de Chinaillon. J’y aperçois de beaux chalets savoyards éparpillés à flanc de montagne tandis qu’au loin, les premières neiges ont saupoudré les sommets d’un sucre glace qui les rend appétissants.
Plus bas, je croise un troupeau de vaches redescendues dans la vallée pour traverser l’hiver. Elles bloquent la circulation mais sont ici chez elles. Dans ce cadre pittoresque, le temps semble s’être arrêté.
J’emprunte finalement une longue route qui mène au col des Annes, à 1700 mètres d’altitude. C’est ici que j’abandonne la civilisation en me garant sur le bas-côté, avant de vider et refaire mon sac à dos une énième fois.

De là, une petite heure de marche sera nécessaire pour atteindre le refuge 400 mètres plus haut. Alors que mes cuisses ont gardé en mémoire mes pérégrinations estivales, mes yeux découvrent avec surprise de nouveaux paysages. J’ai l’habitude des montagnes enneigées l’hiver et de ses ambiances minérales l’été. Mais l’automne… Tout est différent. Le vert luisant des pâturages contraste avec les alpages dorés de cet été caniculaire. Devenus rouge-orangés, les champs de myrtilles sont désormais embrasés, tout comme les arbres, habillés d’une robe aux tons dégradés. Alors qu’elles s’apprêtent à mourir, leurs feuilles nous offrent un spectacle plein de vie. Du brun, du jaune, de l’orange, du rouge, du bronze, du cuivre… tout se mélange harmonieusement.
Je me rends compte que j’ai rarement l’occasion d’observer des panoramas aussi colorés. A bien y réfléchir, c’est la première fois. En région parisienne, la topographie et le rythme de vie sont naturellement différents. L’automne est une simple saison de transition entre la chaleur de l’été et le froid de l’hiver. En montagne, elle est elle-même, pleine et entière.

En arrivant au refuge, une pluie fine s’est progressivement installée.
A l’intérieur, il n’y a presque personne hormis la jeune gardienne, sa collègue et deux ou trois randonneurs. Le bâtiment en béton bardé de bois a entièrement été reconstruit récemment. Tout neuf, il se veut moderne et fonctionnel. Mais il lui manque à mes yeux l’essentiel, de la chaleur et une âme.

La météo n’étant pas au rendez-vous, nous avons décalé l’ascension au dimanche. David me rejoindra au refuge au petit matin.
En attendant, avant qu’il ne se mette à pleuvoir des cordes, je décide d’aller me promener un peu. A environ une heure du refuge se trouve la pointe de Chombas, sommet très accessible qui domine la vallée de l’Arve à environ 2500 mètres d’altitude. Pour y accéder, il faut traverser un impressionnant lapiaz et ses profondes crevasses de calcaire. Naturellement creusées par l’acidité des eaux de pluie et de la neige, elles peuvent faire plusieurs mètres de profondeur. Je m’amuse en sautant d’un bloc à l’autre avant de rejoindre une pente herbeuse de quelques centaines de mètres qui permet d’atteindre facilement le sommet. La tête dans les nuages, la visibilité est faible, voire nulle, et me prive de très beaux panoramas sur le Mont Blanc. La bruine m’enlève ce plaisir, mais il me reste la petite satisfaction d’avoir atteint le sommet et de m’être dégourdi les jambes.

De retour au refuge à la mi-journée, la pluie s’est accélérée.
En attendant qu’elle ne se calme, je me replonge dans Le Désert des Tartares de Dino Buzzati. Plus j’avance dans le texte, plus ma lecture ralentit. Ce livre m’interpelle, me questionne. Je m’évade régulièrement en pensant au temps qui passe et qui ne reviendra pas, à l’illusion de nos choix de vie alors que tout semble écrit…

Maintenant que la pluie s’est presque arrêtée, je demande conseil à Pauline, la gardienne. Elle me recommande d’aller de l’autre côté, à la Pointe de la Carmélite, sommet voisin de la Pointe Percée. Parfait, j’avais justement envie d’aller en repérage.

Je navigue donc à travers le lapiaz durant une bonne heure, y croise quelques bouquetins, avant d’arriver au pied de la Pointe Percée, point culminant des Aravis. En levant les yeux, j’aperçois la face que nous sommes censés escalader le lendemain. Je la fixe longtemps et repense à la vidéo visionnée la vieille. Un frisson me traverse. J’ai peur. C’est certes une peur choisie, mais elle reste désagréable.
La montagne est parsemée de neige. Le ciel gris et l’eau de pluie qui y dégouline la rendent effrayante. J’envoie une photo à David pour qu’il se fasse une idée des conditions. Ça ne lui plaît pas beaucoup… il a presque envie d’annuler. Pour des raisons différentes, moi aussi, mais je ne lui dis pas. De toutes façons, comme souvent en montagne, le juge de paix sera la météo. Nous ferons donc le point demain matin.

Lorsque je rentre au refuge vers 18h30, il est désormais plein à craquer. C’est le dernier week-end de la saison et probablement le dernier refuge de la région encore ouvert. L’ambiance est effervescente, il y a des couples, avec et sans enfants, des groupes d’amis, de simples randonneurs, des alpinistes, des locaux, des provinciaux, des jeunes et des moins jeunes.
L’heure du dîner approche mais tout le monde va et vient sur la terrasse. Et pour cause, nous assistons à l’un des plus beaux couchers de soleil qu’il m’est arrivé de voir. Nous sommes à presque 2200 mètres d’altitude et une mer de nuage s’est discrètement formée. Sur une île perchée, nous sommes désormais définitivement coupés de la vallée. Quelques cimes ont réussi à percer ce champ de coton et, sur la pointe des pieds, se joignent à nous pour le spectacle. Dans un ciel voilé, le disque solaire se faufile et nous propose ses plus belles tonalités. Il ne s’agit pas de couleurs mais de nuances. Les quinze minutes qui précèdent sa disparition sont incroyables, chaque instant nous offre un tableau différent. Je rentre au refuge pour m’attabler, mais de nouvelles teintes me font ressortir aussitôt pour prendre des photos. La scène se répète deux ou trois fois à quelques minutes d’intervalle. Et, comme un feu d’artifice, nous avons le droit à un bouquet final, avec un ciel qui va du jaune jusqu’au rose, un rose tirant sur le violet. Décidément, j’ai rarement eu le droit à une journée d’automne aussi colorée !

Le repas se déroule ensuite dans une ambiance digne d’un refuge. Tout le monde fait connaissance, échange sur les raisons de sa venue et ses liens avec la montagne. Car même si l’on ne vient pas dans un refuge de montagne par hasard, qui plus est début octobre, je me rends compte que les motivations peuvent être très différentes. Certains ne dépasseront pas l’altitude du refuge, venant simplement profiter des paysages et fêter un anniversaire. D’autres iront à la Pointe Percée par la voie normale, en randonnée. Un groupe de jeunes a notamment prévu de partir de nuit pour observer le lever du soleil au sommet. Finalement, peu sont venus faire de l’alpinisme ou de l’escalade. Je suis presque le seul.

Vers 21h30, j’accompagne la première vague qui monte se coucher en emportant avec moi le magazine Vertical emprunté dans la petite bibliothèque près de l’entrée. J’ai toujours aimé lire les témoignages et portraits de sportifs de haut niveau, tous sports confondus. Mais ceux des alpinistes d’exception sont vraiment à part. Si l’eau de la mer était de l’encre, je ne suis pas sûr qu’elle suffirait à expliquer les motivations profondes de ces êtres si singuliers. C’est à peine si j’arrive à mettre quelques mots sur la mienne, alors la leur...

Je referme le magazine et me couche relativement tôt, vers 22h30. J’ai pourtant l’habitude de veiller tard, savourant avec délice le silence de la nuit, mais je préfère avoir mes huit heures de sommeil pour être en forme le lendemain.

Au réveil, je descends rapidement du dortoir observer le ciel. Il est couvert mais j’ai l’impression qu’il va se dégager. Peut-être parce que c’est justement ce qu’indiquent les prévisions météo... En tous cas, je suis optimiste. D’ailleurs, ma peur est moins présente. Il reste un peu d’appréhension, mais j’ai vraiment envie d’y aller. David m’informe justement qu’il est sur la route et qu’il ne devrait pas tarder. Je suis heureux de lire son message et heureux de le voir trois quarts d’heure plus tard pénétrer dans le refuge. L’air est frais. Il est 8h du matin.

Nous partons presque aussitôt. Le temps de nous raconter nos étés respectifs et nous voilà déjà au pied de la face. David sort la corde. C’est parti !
Il entame sa première longueur pendant que je l’assure. Je suis attentivement son cheminement. Alors que la face m’effrayait la veille, je n’ai qu’une envie, l’attaquer. Je suis un peu stressé mais je sais que dans l’action, tout disparaîtra. Pour l’instant, aucune difficulté technique, je grimpe à l’instinct et nous progressons rapidement. A tel point que je m’impatiente à chaque relais le temps que David finisse sa longueur. J’ai vraiment envie d’en découdre. Et si les paysages me font aisément patienter, je comprends pourquoi David m’avait vivement recommandé de venir seul. Plus la cordée est nombreuse, plus le temps d’attente aux relais sera long. Surtout, la réussite de cette course engagée ne peut dépendre que de moi.

Nous prenons maintenant de la hauteur. Malgré le vide de certains passages, je suis relativement à l’aise. La peur n’a pas disparu, mais je la maitrise. Un cercle vertueux s’est installé. Il est certes fragile, mais grâce à lui, je prends beaucoup de plaisir à grimper.
Après trois ou quatre longueurs de cinquante mètres, une descente en rappel sur l’autre versant s’impose. David fait un tour de passe-passe avec ses cordes et ses mousquetons et me demande de descendre le premier. Je ne sais pas trop ce qu’il a fait ni comment il va récupérer la corde mais je sais qu’il a fait le nécessaire. Je ne me pose pas beaucoup de questions et fais ce qu’il me demande. En l’occurrence, il me demande de me jeter dans le vide, face à la paroi, bien calé dans mon baudrier. Je le savais déjà mais ce moment me rappelle qu’il y a une valeur qui prime sur toutes les autres dans la relation que l’on entretien avec son guide : la confiance. Une confiance inconditionnelle. Car la relation n’est pas unilatérale. Si son rôle est de m’aider à progresser, j’ai envie de lui rendre la pareille et de lui faciliter la tâche. Mon engagement est total mais ma confiance l’est plus encore. Je descends donc sans crainte et l’attends tranquillement quinze ou vingt mètres plus bas en profitant de la vue. Même si se laisser guider c’est perdre un peu de liberté, je suis pleinement conscient que sans lui, rien n’aurait été possible. J’ai lu un jour qu’en montagne il y avait trois types d’alpinistes : les professionnels, les amateurs avec un guide et les amateurs en sursis. Si je ne perds pas de vue l’idée de gagner en autonomie, j’assume avec gratitude de faire partie de la deuxième catégorie. La montagne ne s’improvise pas.

La partie la plus facile est désormais derrière nous. Nous allons attaquer la crête. Sur les conseils de David, je troque mes baskets de trail pour des chaussons d’escalade. Bizarrement je n’ai pas peur. J’ai l’impression que les nuages qui s’amoncellent autour de nous m’aident à faire abstraction du vide.

Après une première longueur sur la crête, je sais que nous ne sommes plus très loin du « rasoir ». Avant de l’atteindre, il faut prendre un peu de hauteur en grimpant un ressaut de quelques mètres de haut. C’est ici que je patiente seul au relais. Rien de techniquement difficile, les prises sont nombreuses. Mais une fois le brouillard dissipé, le vide m’entoure. Devant, la vue est obstruée par les rochers. Elle laisse donc place à l’imagination et aux émotions. Je me mets un instant à être pris de panique. Mes jambes sont fébriles. J’ai l’impression qu’elles sont en mousse. Je n’ai pas peur de tomber puisque je suis encordé et que je passe moi-même les mousquetons dans des pitons solidement fixés dans la roche. Je suis parfaitement conscient des risques, je sais qu’ils sont faibles.
Ce qui m’effraie c’est précisément d’être tétanisé, de rester bloqué et de ne plus pouvoir progresser. J’ai peur d’avoir peur. Je crains l’irrationnel. Je sens d’ailleurs rapidement que si je me laisse aller, cette fois, un cercle vicieux risque de s’installer.

En voyant le piège se renfermer, quelque chose en moi décide de balayer d’un revers de la main toutes ces pensées, de les stopper net. Et, sans comprendre pourquoi ni comment, tout disparaît immédiatement. D’un coup, ma volonté a repris le dessus.

Tandis que la peur tentait d’entrer par effraction, la raison est intervenue avec force pour la faire fuir vers les vallées lointaines. Rarement mes émotions ont autant été en opposition.
Spectateur, je suis impressionné par cette capacité de l’esprit à agir sur tout le corps. Je suis aussi rassuré car je sais désormais que je suis capable de l’apprivoiser. Être à l’aise me demandera du temps et de l’expérience, mais c’est désormais possible.

David est plus haut et un peu plus loin. Il ne peut pas me voir physiquement et, à plus forte raison, ne sait rien de ce qui vient de se passer dans ma petite tête. Il progresse tranquillement jusqu’au relais suivant.
En pensant à lui, je me rends compte que c’est mon immobilité qui a permis à la peur de s’immiscer. Quand je suis dans l’action, je suis concentré. Tous mes sens sont en éveil. Mes yeux étudient la voie pendant que mes mains et mes pieds cherchent les bonnes prises en tâchant tant bien que mal de synchroniser les mouvements. Il n’y a aucune porte d’entrée pour les pensées négatives. Pas la moindre brèche. La concentration est totale. Je crois désormais toucher du doigt ce que les grimpeurs en solo intégral (sans le moindre assurage) ont tous évoqué à un moment ou à un autre. De Patrick Edlinger à Catherine Destivelle en passant par le très médiatique mais non moins extraterrestre Alex Honnold, tous parlent d’une concentration extrême, proche d’un état de transe. Un état qui procure un plaisir intense. Tous parlent de peur et de concentration, comme si la première avait pour remède la seconde.

Quand David crie « vaché ! », indiquant qu’il est en sécurité au relais cinquante mètres plus loin, j’arrête de rêvasser et reprend la traversée. La crête est en fait plus large que ce que j’avais en tête, j’y suis aussi à l’aise que sur un trottoir. Le passage du rasoir que je vois quelques mètres plus loin ne m’impressionne plus du tout. Je me surprends à le traverser en partie debout. Je rêve tout éveillé.

La suite est moins engagée. Pour atteindre le sommet, deux chemins sont possibles. Le premier nécessite un bon niveau en escalade alors que le second est bien plus accessible.
N’ayant aucune expérience en grimpe, nous coupons par une vire qui mène à un couloir étroit : la cheminée Guttinger. Très facile, nous y faisons un sprint vertical en corde tendue, transperçant le brouillard qui nous enveloppe.
Au bout d’une centaine de mètres, comme le génie qui sort de sa lampe, nous jaillissons directement au sommet de la Pointe Percée, essoufflés, en sueur, accueillis par un beau ciel voilé et des panoramas à 360 degrés. L’objectif est atteint, mon vœu est exaucé.
Cette modeste victoire contre mon appréhension du vide est un immense soulagement, une libération. Je peux désormais envisager d’autres courses. Des courses qui me semblaient inaccessibles car trop aériennes.

Il est 13h15. Du pied de la voie, nous avons mis quatre heures pour rejoindre la croix sommitale. C’est maintenant le moment d’apprécier un petit sandwich au fromage et quelques amandes salées. Le rocher sur lequel nous venons de nous installer n’a rien à envier à un restaurant étoilé. Je pourrais y rester des heures. Je suis ici à ma place.

Seulement, un train m’attend. Nous entamons donc la descente une vingtaine de minutes plus tard en passant par la voie normale et en traversant le lapiaz qui entoure le refuge de Gramusset. Revenus victorieux, David m’offre à boire pendant que la gardienne et ses amis préparent la fermeture du refuge pour quatre mois.

Après avoir récupéré la voiture, au bout de quelques mètres, les vaches bloquent de nouveau la circulation. Cette fois-ci, elles rentrent à l’étable. Moi, je rentre à Paris.

David me dépose ensuite à la gare d’Annecy. L’agitation qui y règne contraste avec là-haut. Deux ou trois heures plus tôt, nous étions sur ce petit rocher à 2752 mètres d’altitude, seuls au monde.
La transition est violente, mais j’ai toujours aimé ce genre de contrastes. Ici, personne ne sait d’où je viens ni la force de ce que j’ai vécu aujourd’hui. Je suis un vagabond des cimes.

A bord du train, assis sur mon siège, mes muscles se relâchent. Dans deux jours, la fatigue sera oubliée. Mais les souvenirs, eux, resteront gravés.

. Randonnée réalisée le 9 octobre 2022

. Dernière modification : 24 mars 2023 (Avertissements et Droits d'auteur)

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  • Salut Saad ! Pour une première expérience de l’escalade tu commences fort ! Bravo pour cette superbe course magnifiquement racontée par un texte plein d’émotions ! Les photos sont superbes et qu’elle ambiance avec les nuages !
    A+

    Le 15 janvier 2023 à 19h51
  • Tes photos du rasoir sont juste fabuleuses. Superbe course. Un de mes meilleurs souvenirs en montagne.

    Bravo pour cette ascension.

    Le 16 janvier 2023 à 08h28
  • Et moi aussi j’assume complètement d’être en second accompagné par quelqu’un de plus fort...

    Peut-être que l’on pourrait modifier le topo pour indiquer l’itinéraire alternatif de sortie ? C’est vrai que les longueurs finales, bien que très belles, sont nettement plus difficiles que ce qui a précédé.

    Le 16 janvier 2023 à 08h31
  • Ta réponse à été supprimé, mais j’avais eu le temps de la lire.
    Oui j’ai vu ta sortie au Grand Paradis, très belle aussi !
    Pour voir les sorties avant publication c’est très simple, il te suffit d’aller dans l’espace membre et d’aller voir dans les publications à venir (en attente de validation). Par contre pas de notification pour les nouvelles parutions, elles apparaissent tout les jours sur le site.
    Effectivement je suis en montagne très souvent, pas tout les weekends mais presque. Non je ne suis pas guide, c’est juste pour le plaisir !
    J’ai été accompagnateur en montagne (cela reste bien différent du métier de guide) mais je n’exerce plus depuis 2011.
    Au plaisir de te relire !
    A+

    Le 16 janvier 2023 à 09h44
  • Haha, en fait je viens de réaliser que ton message était en messagerie privée...

    Le 16 janvier 2023 à 10h20
  • Merci Saad pour ce récit qui, comme celui du Grand Paradis m’a fait vibré ! Quel bonheur de te suivre dans tes aventures, entre les couchers de soleil au refuge et les arêtes effilées. Très belle narration que l’on dévore d’une traite. Merci pour ton témoignage. La montagne comme on l’aime !

    Le 16 janvier 2023 à 12h21
  • Salut Yann, merci pour ton message ! effectivement préciser ce passage sur le topo pourrait peut être en aider plus d’un. J’ai joins un croquis trouvé sur le blog de coccxyphil.com pour illustrer le passage

    Le 16 janvier 2023 à 15h52
  • Merci Sylvain et Vince pour vos messages !

    Le 16 janvier 2023 à 15h57
  • Impressionnante cette photo de vignette !! Les autres sont très belles également. Pour quelqu’un qui débute en alpinisme, tu envoies du lourd tout de suite ! En plus, un récit agréable à lire et qui donne envie.

    Le 16 janvier 2023 à 16h36
  • Merci Peyuko !

    Le 16 janvier 2023 à 22h33
  • Tory

    Salut Saad, moi qui ne suis pas du tout un fan d’altitude et d’alpinisme j’ai apprécié lire et découvrir ton aventure...super challenge et super photos ! chapeau bas et bonne continuation le "Vagabond des cimes " !

    Le 19 janvier 2023 à 09h01
  • Merci Tory 😉

    Le 21 janvier 2023 à 22h24
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