Sortie du 4 janvier 2024 par CourtePatte Côte de Granit Rose - Ploumanac’h

Temps à grains, entre deux perturbations.
Fortes rafales de vent, mer formée.

Les gens du pays appellent cette balade « la balade du Squével ». Ou du Skewel, ou du Squéouel : personne ne sait exactement comment ça s’écrit. De toutes façons le mot n’a pas de signification particulière en breton, c’est un simple toponyme. Mais tout le monde sait où c’est.

Et ce qui est sûr, c’est que l’endroit n’est jamais aussi beau qu’en hiver.

La recette est simple. Il y faut :

• Un train de perturbations chassées par un grand vent d’ouest ou, mieux encore, de nord-ouest
• Un temps à grains
• Un horaire à lumière rasante, idéalement tôt le matin pour éviter l’afflux des promeneurs.

Il n’y aura pas besoin de fouetter la préparation : le vent s’en chargera.

Le visiteur subira dix averses aussi rageuses que subites qui le précipiteront sous l’abri du rocher le plus proche. Où bien sûr la station debout ne sera pas possible et où, si le grain se prolonge, il se formera inévitablement quelque ruisselet sournois qui viendra couler sous votre jambe de pantalon. Dix fois vous vous demanderez pourquoi vous n’avez pas plutôt choisi la Côte d’Azur, et si les fabricants de veste Gore-Tex prennent parfois la peine de tester leur marchandise en Bretagne.

Mais dix fois vous aurez observé, à l’approche du prochain grain, des lumières de fin du monde qui font les rochers oranges et la mer turquoise ; et dix fois, lorsque les nuages à ventre d’encre auront été conduits vers l’horizon, vous retrouverez un ciel lavé d’un bleu improbable, gai comme un matin de printemps. Le vent fou vous giflera le visage et unira sa voix au grondement du ressac tandis que vous irez d’une pointe rocheuse à la suivante, un peu écrasé par l’échelle de ces amoncellements gigantesques.

Autrefois, le site était jalonné de panneaux ridicules qui donnaient des noms aux rochers : « le pied de cochon », « le champignon » et que sais-je encore. Ils ont disparu depuis longtemps et c’est tant mieux : le visiteur peut désormais donner libre cours à son imagination devant les formes extravagantes que l’érosion a sculptées dans les blocs de granite. Il y aurait là de quoi passer des heures. Mais lorsque la mer est rageuse, marbrée de filets blancs et fouettée en neige au pied des roches, ce ne sont plus les châteaux de granite qui retiennent le regard des promeneurs : ce sont les vagues.

Gare à qui se prend au jeu du spectacle des gerbes d’écume. Je ne parle pas du risque bien réel qu’il y aurait à se poster trop près des lames pour prendre « la meilleure photo » : Dieu merci, le sentier abonde en points de vue suffisamment éloignés pour rester en sécurité tout en profitant du spectacle. Le danger, ici, concerne seulement la durée de la balade.
On pourrait se laisser envoûter par ces fusées neigeuses sans cesse renouvelées, ces ruissellements blancs qui font la roche noire. On se prend à guetter, dans la respiration de la houle, le gonflement de « la prochaine », la plus belle, celle dont la muraille émeraude semble promettre le plus haut jaillissement. Cet exercice n’a rien à envier à la vigie du surfeur, et si en plus on essaie de prendre des photos, le temps n’a plus de prise. Sur tous les points de vue sont piétées des silhouettes immobiles aux bras dressés, étranges suppliants de quelque dieu inconnu - et je fais partie du nombre.

Le visiteur s’en retourne un peu étourdi, grisé de vent, de vacarme et de merveilles. Dans le silence bienfaisant de sa voiture il découvre abasourdi qu’il a mis trois grandes heures à parcourir une poignée de kilomètres. Mais les kilomètres sont différents, au bord du bout du monde...